La Liste Hariri

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La Liste Hariri
PROLOGUE
Le soleil brillait sur Beyrouth, ce 14 février 2005,
comme pour fêter la Saint-Valentin. Il inondait déjà la
chambre de Rafic Hariri, lorsque Adnan Baba, son
secrétaire depuis vingt-huit ans, pénétra dans la pièce
après avoir frappé, pour réveiller son patron.
Ce dernier avait déjà ouvert les yeux. Depuis quelque
temps, il dormait mal ; le stress de son combat politique
contre les Syriens. Justement, ce jour-là, il devait se
rendre au Parlement libanais pour y retrouver quelques
membres de l’opposition anti-syrienne, afin de finaliser
la constitution d’un front d’opposition anti-syrien dont
il prendrait la tête.
À 51 ans, Rafic Hariri n’était pas un fragile. Fils d’un
paysan pauvre du sud Liban, de confession sunnite, il
avait fait fortune en Arabie Saoudite, comme entrepreneur de travaux publics, y construisant mosquées, routes
et palais. Le roi Fahd, touché par son charisme, lui avait
même donné la nationalité saoudienne, avant que Rafic
Harari ne retourne dans son pays natal, le Liban.
Où il s’était lancé dans la politique, y réussissant
brillamment et prenant la tête de l’opposition à la Syrie,
puissance occupante depuis trente ans, aussi bien par son
armée que par ses innombrables réseaux et affidés, qui
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allaient des Chiites à certains Chrétiens, en passant par
les Palestiniens.
Ce qui n’avait pas empêché Rafic Hariri d’être deux
fois Premier Ministre, d’abord de 1992 à 1998, puis de
2000 à 2004. Démissionnant de son poste en octobre
pour rejoindre les rangs de l’opposition anti-syrienne,
juste après le vote du 2 septembre aux Nations Unies,
de la Résolution 1559 ordonnant à la Syrie d’évacuer le
Liban, occupé depuis 1976 et, au Hezbollah, de désarmer sa milice.
Le vote de cette résolution avait mis les Syriens en
fureur et ils étaient persuadés que la 1559 était l’œuvre
de Jacques Chirac et de Rafic Hariri, les deux hommes
étant très liés.
En sus de la politique, Rafic Hariri se concentrait sur
la reconstruction de Beyrouth, qui en avait bien besoin,
après quinze ans de guerre civile. Sous son impulsion,
l’ancien quartier de la Place des Canons, qui n’était plus
qu’un magma de ruines informes, était en train de
renaître grâce à un partenariat entre anciens propriétaires
et nouveaux investisseurs, sous la houlette de « Solidere », une structure pilotée par Rafic Hariri.
En lui lançant « Il est 7 h 15 », Adnan Baba remarqua
que la moustache de Rafic Hariri, jadis noire, avait blanchi depuis quelques semaines.
Ce dernier s’étira et regarda vers l’extérieur : du septième étage de sa résidence du quartier Koreitem, il ne
voyait que le ciel. Cinq minutes plus tard, il attaquait
son petit déjeuner : d’abord un épais yoghourt, mélangé
à une certaine huile d’olive appelée labneh au Liban, un
toast, une salade de concombres et de tomates et, pour
finir, un double expresso.
Le secrétaire lui apporta une chemise blanche et un
costume bleu et le laissa s’habiller.
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Dès que ce fut fait, Rafic Hariri appela Amir Shehadi,
le chef de ses gardes du corps. Il avait décidé que ce
serait lui qui conduirait, ce jour-là, la Mercedes de tête
de son convoi officiel. Rafic Hariri avait pleinement
confiance en lui et pourtant il ne lui communiquait l’itinéraire et sa destination qu’à la dernière seconde. Car,
pour le milliardaire, la vie n’était pas un long fleuve
tranquille.
Quelques jours plus tôt, le 6 février, son ami Jacques
Chirac, alors Président de la République française, lui
avait glissé, lors d’une rencontre :« Rafic, fais attention.
J’ai entendu dire qu’un attentat contre toi est en préparation ».
Rafic Hariri s’était contenté de sourire. C’était un
homme pieux qui finançait la construction d’une énorme
mosquée dans le centre de Beyrouth, qui serait la plus
belle de la ville.
Il ne se fiait pourtant pas qu’à la protection divine.
C’était sûrement l’homme le mieux protégé du Liban.
Même si, en novembre 2004, trois mois plus tôt, le général Ali Al Hadj, commandant les Forces de Sécurité Intérieures, et responsable de la sienne, avait réduit sa
protection officielle de quarante à huit hommes. Arguant
du fait que n’étant plus Premier ministre, Rafic Hariri
n’y avait plus droit. Ce dernier connaissait la vraie raison de cette « brimade ». Le général Al Al Hadj obéissait aux ordres du président libanais Émile Lahoud,
imposé par les Syriens et son ennemi mortel.
Cette mesure ne l’étonnait d’ailleurs pas. Quelques
mois plus tôt, il s’était aperçu que les Syriens connaissaient tous ses faits et gestes ! Même ses conversations
les plus privées. Une rapide enquête lui avait permis de
découvrir que son garde du corps préféré, un certain Ali
Haj, était une « taupe » syrienne. D’ailleurs, remercié par
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Rafic Hariri, il avait rejoint, au camp de Anjar, près de
la frontière syrienne, le proconsul syrien au Liban, le
colonel Assef Shahab.
Échaudé, Rafic Hariri avait alors organisé lui-même
sa protection. Grâce à sa fortune, cela ne lui posait pas
trop de problèmes. Sa Mercedes 600 noire, protégée par
un blindage B6/B7 – le meilleur possible – pouvait résister à des tirs d’armes de guerre, grâce à son blindage
acier-fibre de verre. Son système de brouillage, destiné
à éviter les bombes télécommandées, était le même que
celui du président Obama.
C’est donc, à peine habillé, l’esprit relativement tranquille, qu’il passa ses premiers coups de fil de la journée.
***
Il était 8 heures 45 lorsque Carole Farhat, la secrétaire
de Fadi El Khoury, propriétaire de l’hôtel SaintGeorges, arriva à son bureau.
Du Saint-Georges, érigé au bord de la mer, face à la
marina de Beyrouth, il ne restait plus que la carcasse.
Pendant la guerre civile, les belligérants s’étaient acharnés sur ce qui avait été le plus bel hôtel du MoyenOrient : cinq étages de luxe raffiné, avec le « Beach
Club » en contrebas, rendez-vous des plus belles femmes
de Beyrouth. Avec les quelques traces de peinture rose
de sa façade, c’est tout ce qui surnageait de sa grandeur
passée. Peu à peu, on reconstruisait le Saint-Georges,
mais cela prenait du temps.
Pour cette Saint-Valentin, Carole Farhat avait organisé un « brunch » au « Beach Club » et elle venait vérifier que tout était en ordre, installée dans un des bureaux
rénovés, au second étage. Face à elle, la majestueuse sil-
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houette de l’hôtel Phoenicia, jadis numéro 2, se dressait,
de l’autre côté de la rue Minet El Hosn, comme pour la
narguer.
***
Rafic Hariri quitta sa chambre vers 9 h 15, pour
gagner le cinquième étage où l’attendaient une quinzaine de personnes, afin de discuter de la session spéciale du Parlement, ouvert pour trois jours. Environ une
heure plus tard, il demanda à Amir Shehadi de préparer
sa voiture pour un départ prochain.
Le chef des gardes du corps alla faire fouiller la Mercedes 600, la scanna, à l’intérieur, comme à l’extérieur,
avec un détecteur d’explosifs.
Précaution routinière.
Dix minutes plus tard, le convoi de l’ex-premier
ministre quittait la résidence de Koraitem.
En tête, une Toyota Land-Cruiser avec quatre policiers à bord, suivie d’une Mercedes 600 noire semblable
à celle de Rafic Hariri, conduite par Amir Shehadi.
Celle de Rafic Hariri était juste derrière, suivie par
deux autres Mercedes contenant chacune trois gardes de
sécurité armés de pistolets mitrailleurs MP 5, de fusils
d’assaut M.16 et de pistolets automatiques.
Une Chevrolet équipée en ambulance fermait la
marche.
Rafic Hariri arriva au Parlement, situé dans le quartier de Nejmeh, tout près de la zone reconstruite par
« Solidere », à onze heures. Pour y retrouver un vieil
ami, Marwan Hamadeh, un député druze. Ce dernier
marchait encore avec une canne. Quatre mois plus tôt,
le 1er octobre 2004, vers neuf heures du matin, une
charge explosive avait explosé au passage de son
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véhicule, sur la corniche Maazra. Trente kilos de penthrite. Elle était placée dans une voiture en stationnement, juste en face d’un ralentisseur, ce qui avait sauvé
la vie de Marwan Hamadeh. Le député ne ralentissant
jamais pour franchir un ralentisseur… Or, l’homme qui
devait déclencher la charge à son passage, grâce à un
téléphone portable, s’attendait à ce qu’il ralentisse. Surpris, le tueur avait déclenché l’explosion quelques fractions de seconde trop tard. Le garde du corps de Marwan
Hamadeh avait été tué, mais le député avait survécu et
était sorti de l’hôpital un mois plus tôt.
Sûrement pure coïncidence, cet attentat avait eu lieu
quelques jours après que Marwan Hamadeh avait signé
une motion anti-syrienne.
***
Il était 12 h 30 lorsque Rafic Hariri émergea du Parlement sur la petite place Nejmeh et gagna le café de
l’Étoile qui tenait son nom des six rues partant de la
place. Il s’attabla avec un Tunisien, membre de l’ONU,
Neijib Freiji, et quelques journalistes. Préoccupé, il ne
cessait de faire rouler entre ses doigts les perles d’ambre
de son mashaba 1.
Ils bavardèrent un moment des mauvaises relations
entre le Liban et la Syrie. Puis Rafic Hariri, à 12 heures
53, donna le signal du départ et se mit au volant de sa
Mercedes. Le convoi fit le tour de la place et s’engagea
dans la rue Al del Hamid Karameh, passant devant l’ambassade d’Italie, et ensuite dans Ahmad Ed Daduk afin
1. Sorte de chapelet, sans signification religieuse qui sert de
passe-temps en Orient.
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de rejoindre la corniche du bord de mer où on pouvait
rouler rapidement vers l’est.
Il était 12 heures 53.
***
Sur cette même corniche, un fourgon blanc Mitsubishi « Canter » roulait très lentement en direction de
l’hôtel Saint-Georges. Pas plus de 8kms/h, sur la file de
droite.
Il passa devant l’entrée du « Beach Club » et s’arrêta
en double file.
***
À 12 heures 55, Carole Farhat quitta le « Beach Club »
après avoir vérifié que tout était en place pour le
« brunch ». Elle leva la tête et remarqua le fourgon blanc,
étonnée qu’il se gare en double file devant l’unique voiture parquée là, alors qu’il disposait de toute la place
possible.
D’abord, Carole Farhat pensa qu’il s’agissait d’une
livraison tardive pour son « brunch », mais réalisa
qu’elle n’attendait plus rien, et pensa à autre chose.
Elle se trouvait encore en contrebas de la corniche
lorsque la Land-Cruiser ouvrant la voie au convoi de
Rafic Hariri déboula en face du Saint-Georges, suivie
par une des caméras de surveillance de la banque HSBC
située juste en face.
***
Le fourgon Mitsubishi Canter déboîta au moment
précis où la Mercedes conduite par Amir Shehadi
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passait devant lui. Son conducteur donna un coup de
volant brusque qui le projeta sur la Mercedes 600 blindée de Rafic Hariri.
Au moment où les deux véhicules se touchaient, le
conducteur du fourgon appuya sur le déclencheur de la
charge explosive de plus d’une tonne dissimulée sous
une toile sur le plateau du pick-up.
À 12 heures 57 une explosion d’une violence inouïe
secoua Beyrouth, détruisant la Mercedes blindée de
Rafic Hariri, soufflant l’hôtel Saint-Georges et l’immeuble de la banque HSBC, creusant un cratère de trois
mètres dans la chaussée. Lorsque la fumée commença à
se dissiper, Rafic Hariri était mort, ainsi que vingt-trois
autres personnes, 223 étaient blessées et l’histoire du
Liban venait de changer.

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